Twin Peaks
Sommaire
- Ses différents auteurs et réalisateurs.
- Lynch et la télévision
- Le concept de la série.
- » Twin Peaks » comme lieu. Qui a tué Laura Palmer ?
- Les personnages de la série : sont-ils tous fous ? Les trois catégories.
- Un extra-terrestre à Twin Peaks : Dale Cooper.
- Un monde fou. Un univers épique. Le thème du confort. Une flaque au sein de la nature.
- Le rôle des citations. Une recréation du romantisme.
- Les larmes chez David Lynch.
- La musique comme élément unificateur. L’axe vertical. Le registre du murmure.
- La morte dont on parle et la vivante qu’on oublie.
– L’ex-soupirant et la meilleure amie de Laura, James et Donna, qui nouent un amour mutuel teinté par la culpabilité de le faire pour ainsi dire sur la tombe de la morte, grâce à sa disparition (une culpabilité fondatrice).
– Un ex-boy-friend de Laura, Bobby, petit trafiquant de drogue et amant de la serveuse Shelly Johnson, laquelle est mariée à un routier brutal, Leo Johnson, qui participe aux trafics et se révèlera impliqué dans les derniers instants de Laura.
– Ed Hurley, garagiste, honnête homme coincé entre sa femme borgne et folle, Nadine, et sa maîtresse la jolie blonde Norma, qui tient le RR, et attend et craint à la fois le retour de son mari en prison, Hank.
– Benjamin Horne et Katherine Partell, amants secrets, cherchant à récupérer la scierie au prix de vilenies contre leur bête noire Josie Packard, la veuve du fondateur, une belle Chinoise au passé louche ramenée de Hong Kong, et maîtresse du shérif Truman (qui ignore ses secrets).
– Audrey Horne, la fille de Ben qui, en enquêtant pour son compte sur la mort de Laura, découvre les activités de son père, se fait engager puis séquestrer dans le bordel clandestin, aime Dale Cooper et s’offre à lui sans succès, puis trouve à la fin son prince charmant.
Comme on voit, il y a de la place pour toutes les identifications et toutes les projections. Mais qu’y a-t-il là de nouveau ?
En général, quand on parle de Twin Peaks et qu’on essaie de décrire ce monde et d’en qualifier l’étrangeté, on se réfère à ses personnages, pour dire qu’ils sont tous plus fous les uns que les autres. Certes, leur variété a quelque chose de dément – mais pris séparément, ils sont loin d’être tous, comme on l’a déjà dit, à double ou à triple fond. Bien au contraire.
On pourrait déjà, dans leur ensemble, distinguer trois catégories (relativement poreuses les unes aux autres) :
1/ les personnages normalement typés de soap ou de série policière, fidèles à un certain rôle. Ils peuvent, comme Ben Horne, avoir un accès de folie ou échapper un temps à la réalité, cette folie temporaire n’en laisse pas moins inchangée leur définition de base : l’intriguant, la meilleure copine, etc. Par ailleurs, ils n’ont pas de caractéristiques fétichisable.
Citons parmi eux le shérif de Twin Peaks Harry S. Truman, homme simple et loyal ; le docteur Hayward, paternel et compréhensif ; l’adjoint indien Hawk ; Ed Hurley, Norma, Madeleine Ferguson, Annie Blackburne, etc. Parmi les protagonistes, la jolie Donna Hayward, même si elle est un moment possédée par Laura (ce qui se traduit par le fait qu’elle suce sensuellement le doigt d’un garçon !) ne cesse jamais d’être la good girl, incapable de méchanceté, et son amant, le beau James, d’être l’innocent suspecté. Victime de ses amours, pourchassé, James acquiert une dimension romantique grâce à sa moto, qui ne le quitte jamais, et qui est l’équivalent du cheval sur lequel arrive puis s’éloigne le » lonesome cow-boy « .
Parlerons-nous aussi de Catherine la garce et Pete son mari bon chien, de Leo la brute et Shelly la victime ? Ces couples sado-masochistes sont fidèles aussi à leur définition initiale et à leur rôle dans la structure. Pas un n’a de double fond, et quoi qu’on en ait dit, ce sont bien tous ceux-là qui forment la base de cet univers et permettent d’y entrer. Loin d’être une concession au goût conventionnel, ils établissent la crédibilité de l’histoire, et permettent l’identification.
Il est donc important de souligner le fait qu’en tant que soap du soir, Twin Peaks assure, comme on dit, et joue, sans dérision, au contraire, le jeu des histoires d’amour et des intrigues de terrain et de pouvoir. Sa beauté vient de là, et non d’un badigeonnage indistinct de second degré.
2/ La deuxième catégorie serait celle des personnages marqués comme bizarres, typés par une caractéristique physique de comportement, de vêtement ou d’accessoire-fétiche qui leur est systématiquement associée, mais qui – la folie est là – ne semble pas étonner ou déranger les personnages de la première catégorie. L’audace de Twin Peaks est de réintroduire avec eux une logique non psychologique, un système de types et de costumes, de postures, dans lequel l’habit fait le moine.
Ainsi Josie Packard – la beauté exotique – est la belle exotique en soi, définie par son exotisme et pratiquement par rien d’autre. Bien que mise en exergue au début du pilote, avec un beau plan-portrait signé Lynch qui laisse penser qu’elle deviendra une figure-clé de l’histoire, elle reste pendant longtemps en attente. Sa dimension de femme fatale reste inemployée, mais le charme triste de Joan Chen, son interprète, est si fort qu’elle peut se contenter d’être là. La seconde série lui trouve un emploi plus défini quand elle est sadisée par les Partell, et obligée de leur servir de bonne.
Autre personnage sexy, Audrey Horne est dès le départ associée à une certaine posture d’aguicheuse, une certaine manière de bouger, de se tenir droite pour mettre en valeur sa silhouette et son buste, de danser sur place, de se dandiner ou de marcher d’une manière sensuelle, qui normalement devrait être jugée extravagante ou ridicule, mais à Twin Peaks ne l’est pas. Mais celle-ci, au demeurant bonne fille (malgré son comportement de garce insupportable dans l’épisode-pilote), qui prend sans cesse des poses provocantes, est vierge, cherche à se faire dépuceler, manque de l’être par son père, et ne le sera qu’in extremis en trouvant son Prince Charmant.
Contrairement à Donna, qui n’a pas de caractéristique, Audrey Horne est donc d’emblée fétichisée par l’insistance sur ses souliers rouges et ses socquettes : ce fétichisme du pied est ensuite remplacé par un détail qui n’apparaît que dans le sixième épisode, mais marque tellement le personnage qu’il se retrouve implacablement cité dans tout article de journal consacré à la série, comme l’exemple d’un talent sensuel exceptionnel : elle sait nouer une queue de cerise en se servant seulement de sa langue.
D’autres personnages sont systématiquement attachés à une infirmité, une excentricité ou une phobie, parfois les trois : Harold Smith à l’agoraphobie qui l’empêche de sortir de sa maison et aux orchidées qu’il y cultive ; Eileen Hayward, la mère paralysée de Donna, à sa chaise roulante ; Nadine Hurley, à son bandeau de borgne sur l’œil et à son obsession du rideau silencieux. Cette dernière est d’ailleurs une des grandes dépressives-suicidaires de l’univers lynchien, qui ne s’en tire que par la plongée temporaire dans la folie – laquelle la fait se croire une collégienne romantique, mais lui donne en même temps la force musculaire de Terminator.
Et ainsi de suite : Dennis/Denise, du FBI, est identifié à sa double identité sexuelle. Mike le manchot… au bras qui lui manque ; Gordon Cole, le patron demi-sourd de Dale Cooper (joué par David Lynch lui-même) à son sonotone, qui fait dépasser un fil de son oreille mais ne l’empêche pas de hurler pour parler. Leland Palmer, le père, aux cheveux blancs qu’il attrape en une nuit, peu après la mort de sa fille. Le psychiatre Lawrence Jacoby à sa tenue extravagante (lunettes de soleil aux verres de couleurs différentes, bouchons dans les oreilles la première fois qu’on le voit).
Dale Cooper lui-même – sur lequel nous revenons plus loin – à l’enregistreur à cassettes qu’il appelle Diane et auquel il fait plus ou moins régulièrement son rapport, ainsi qu’à ses cheveux noirs plaqués en arrière et gominés.
Reste un couple très typé comme le tandem comique de service, qui relève de cette deuxième catégorie mais aussi s’en distingue parce que justement il se soude en couple, et parvient à créer sa propre bulle, comme feront Sailor et Lula dans le film du même nom : c’est celui de Lucy et d’Andy.
Lucy Moran, c’est d’abord une voix haut perchée, flûtée, prolixe, qui règne sur les interphones et les lignes téléphoniques du standard du commissariat de Twin Peaks, où elle travaille, et qui apporte la première rupture de ton de la série.
Andy Brennan, lui, est l’adjoint de police qui, dès qu’il voit un cadavre ou apprend un malheur, pleure avec des grimaces à la Stan Laurel – un burlesque qui semble avoir servi de référence précise à son interprète, l’excellent Harry Goaz, pour le composer.
Ensemble, l’adjoint et la réceptionniste, mettant 29 épisodes à se réunir pour toujours, ils font le couple comique de service – comme les paysans de Molière ou les bouffons de Shakespeare. Au sein de cette intrigue démesurée où se battent les forces de la lumière et des ténèbres, ils jouent le rôle de Papagena et de Papageno dans La Flûte enchantée : incarner l’humanité vivante, modeste et reproductrice d’elle-même. C’est une hiérarchie des personnages, une logique non psychologique et non naturaliste de la répartition des rôles qui était abandonnée depuis longtemps et qui, mystérieusement, ravit.
Autour d’eux se joue en même temps la question de la paternité. Lucy se découvre en effet enceinte au sixième épisode mais ne sait pas de qui. Deux hommes prétendent être le père : un gandin ridicule du nom de Richard Tremayne, et le brave Andy, qui après s’être ridiculisé aux yeux de sa belle, lui montrera sa bravoure et sera choisi comme géniteur…
Au seuil du dernier épisode réalisé par Lynch, Andy (qui dans la version originale a une voix aussi douce que son physique est comique) et Lucy entonnent un tendre duo inattendu, où ils se promettent un amour éternel, et qui en fait le seul couple embarqué pour le bonheur.
3/On rangera enfin dans une troisième catégorie les personnages de Twin Peaks qui possèdent d’emblée ou acquièrent au cours de la série une qualité mythique. C’est le cas bien sûr de ceux qui appartiennent à des dimensions parallèles, apparaissent dans les fantasmes et les rêves, surgissent dans des trous du tissu de la réalité, ou sont en communication avec d’autres forces.
Bob, bien sûr, cette étrange incarnation du Mal qui, comme l’a dit un critique étonné, ressemble à un » hippy vieillissant » ; mais aussi le nain qui siège dans la Chambre Rouge ; le géant qui dicte à Dale Cooper des indices dans ses rêves ; le portier gâteux de l’Hôtel Great Northern ; le tandem du petit garçon magicien et de la vieille dame (qu’on retrouve dans Fire Walk With Me), et bien sûr, la Log Lady, la dame à la bûche, qui ne quitte jamais la bûche qu’elle porte comme un enfant, à laquelle elle prête le don de vision et dont elle transporte le message.
Mais aussi peut-être – même si on risque de s’étonner de le rencontrer là – on peut ranger dans cette famille le Major Briggs, à la mission indécidable, qui ne quitte jamais son uniforme ni ses décorations (ce qui le ferait relever du deuxième groupe) et se réclame d’une obscure mission de contact avec des extra-terrestres. De ganache sermonneuse qu’il était au début, nous faisant rire comme il fait rire son fils Bobby, il devient ensuite une figure héroïque et mythique de la lutte contre le Mal, notamment lorsqu’il fait un rêve mystique de bonheur familial où il veut mettre sa femme et son enfant en sécurité, puis lorsqu’il est enlevé et restitué par une dimension parallèle, la White Lodge… Disparu et revenu, torturé par le méchant Windom Earle, héroïque et christique, le Major Briggs finit par incarner le père, en tant que celui-qui-part-et-revient.
Quant à Dale Cooper, pour finir par le plus célèbre, lui aussi commence dans la seconde catégorie et monte dans la troisième. Au début c’est un original un peu pervers ; et c’est peu à peu qu’il se hausse à la dimension d’un ange du Bien.
Propre, poli, courtois, d’un enthousiasme juvénile et naïf, Cooper aime au contraire les plats simples, non sophistiqués (auto parodie de Lynch et de ses goûts culinaires basiques pour le Mac Donald ?). Inaccessible à la mechanceté, parfait, il devient peu à peu un mythe.
Dans le pilote (tourné, rappelons-le, sans qu’il y ait eu d’engagement pris par ABC sur la continuation de la série), Dale Cooper a encore des potentialités inquiétantes. Sa façon légèrement sadique d’interroger, qui vise à déstabiliser, la manière qu’il a d’extraire des lettres des ongles des victimes avec un rictus de savant fou et sous un éclairage stroboscopique, tout cela indique que les auteurs ont envisagé de le pousser dans un tout autre sens. Mais au contraire, par la suite (et cette décantation progressive d’un personnage vers l’épure, qui se produit d’elle-même, est source d’un plaisir spécifique, immense), Cooper deviendra de plus en plus transparent et lumineux.
De même, un caractère obessionnel qu’on lui a donné au début (ses notations sur les sommes exactes dépensées dans sa mission) va s’effacer, et le personnage devenir de plus en plus simple et archétypique, voire angélique.
Le premier extra-terrestre de Twin Peaks, c’est donc peut-être Dale Cooper lui-même (il est d’ailleurs remarquable que l’acteur ait tenu peu de temps avant, dans Hidden, de Jack Sholder, un rôle d’extra-terrestre exilé revêtu d’un corps humain). Cooper, dont l’aspect irréel est souligné par un maquillage outré et un comportement énigmatique. Il débarque sur Twin Peaks comme s’il débarquait sur la Terre et en découvrait les odeurs et les saveurs, goûte le sucre comme si ses papilles fonctionnaient pour la première fois, boit un café chaud avec l’émerveillement d’un ange tombé du ciel et incarné (comme Bruno Ganz dans Les Ailes du désir !). Dale Cooper, c’est Lynch, » James Stewart venu de Mars « , mais c’est aussi Tintin, une figure lisse dans un monde d’archétypes.
Et qui est cette Diane (nom mythologique) à laquelle il fait ses rapports en passant par un dictaphone portatif ? Une Diane qui n’existe pas sur terre, en tout cas, puisqu’elle existe seulement pour lui, et qu’aucun autre de ses nombreux collègues du FBI n’y fait la moindre allusion comme à un personnage réel.
Twin Peaks est donc un monde non psychologique. Lorsque quelqu’un y devient fou et passe par un état second, qui le met en dehors de la réalité et dont il revient, ce changement d’état est admis et n’est pas interprété psychologiquement par les autres personnages.
La structure de Twin Peaks est folle, mais Twin Peaks est encore – additionnant décidément tous les niveaux sans les fondre l’un dans l’autre, et se définissant par cette addition même – mythique aussi et épique. Epique ? Oui, à cause de l’insistance sur le confort.
Le concept de cette localité est en effet que c’est une ville agréable : les arbres y sentent bon. Il y a un café dont le tenancière est toujours aimable avec les clients. Quand les policiers ont terminé leur enquête tard la nuit, ils trouvent une table couverte de beignets. C’est d’ailleurs un des rôles de Dale Cooper : il révèle à Twin Peaks à elle-même comme une ville où tout est plaisant, les autorités affables, et la police respectueuse des droits.
Twin Peaks est aussi la première série télévisée où les personnages interrompent l’action et leurs débats pour se réjouir de la bonne odeur de l’air, de l’arôme d’un bon café ou d’une tarte aux pommes, voire du plaisir divin de faire pipi dans la forêt (dix-septième épisode).
Cette idée d’agrément, si nouvelle dans le monde crispé des séries, a quelque chose qui nous ramène à l’univers du poème épique. Dans l’Iliade, et surtout l’Odyssée – qu’une théorie fascinante et trop peu connue soutient avoir été écrite par une femme -, une place importante lui est accordée : on nous raconte avec un plaisir communicatif que les convives rassasient leur appétit, qu’ils prennent un bon bain après lequel ils sentent bon et revêtent une belle tunique, etc. Les auditeurs de ces poèmes étaient certainement autant charmés par ces évocations de confort que par les exploits des héros, les créatures fantastiques et les apparitions de fantômes. Et Twin Peaks renoue avec ce plaisir, de suivre des personnages qui jouissent du confort où on les fait vivre et qui le disent.
Bien sûr, il s’agit là d’un confort simple et non sophistiqué. Lynch y a mis là certainement du sien, puisque les restaurants tiennent une place considérable dans sa vie, ses anecdotes et ses films. Et le succès de culte de la série aux Etats-Unis, mais peut-être aussi dans d’autres pays, semble être étroitement associé à l’importance régressive qu’y prend la nourriture. Pas une nourriture savante, mais de la nourriture réchauffante, sucrée : café, tarte aux cerises, beignets. Comme pour apprivoiser la sauvagerie primitive de l’acte de manger, et régresser dans l’égalisation du » sweet « .
La langue anglaise, et en particulier la culture américaine assimile en effet doux et sucré, avec une connotation sexuelle. Twin Peaks, au départ, est un univers en sucre. Mais c’est de cette gentillesse attendrissante, nous faisant doucement glisser vers de vieux souvenirs apparemment inoffensifs, que part l’horreur.
Cet agrément d’abord est celui d’une surface – une surface du monde qui est craquelée.
Twin Peaks est un monde troué – une plaque sur laquelle il y a un nom, et un nombre d’habitants. Son nom déjà fait référence au double. C’est une sorte de triangle des Bermudes où tout peut apparaître et disparaître.
Twin Peaks ouvre non seulement sur des cavernes et des mondes de lumière et de ténèbres, mais aussi sur le passé, comme quand Ben Horne se prend pour un général de la guerre de Sécession, dont il rejoue une bataille au profit du Sud ; ou quand le Major Briggs, avalé dans une dimension parallèle, en est recraché dans une tenue d’aviateur des années cinquante.
Certes, le territoire de Twin Peaks est d’abord un nid, une flaque de nature nourricière, où il y a de l’eau, du feu, de l’énergie, de l’espace, de la forêt et de quoi manger. C’est l’image magnifiée d’une paire de seins nourriciers inépuisables (les deux pics) dont coulent à foison des personnages, de la musique et de l’action.
Mais en même temps c’est l’archaïque, les forces indomptées, représentées par les plans d’enchaînements entre les scènes, dans lesquels on nous montre un feu rouge automatique la nuit dans des rues vides et noires ; des branches d’arbres touffus agitées par un vent orageux ; une pente de montagne sur laquelle la brume court.
C’est extraordinaire, la télévision : il suffit donc que tous les plans intermédiaires d’immeubles ou de ranchs soient remplacés par des images de forêt, de lune dans ses différentes phases, de cascade mousseuse ou de ciel lourd de nuages – et c’est comme si se rouvrait un mouvement sans fin d’affluence des forces naturelles.
Mais avec lui, d’autant plus effrayants que Twin Peaks est sympathique et petit, le vide et la nuit qui environnent ces personnages et ce monde.
Dès son pilote en effet, dans chaque maison et chaque appartement où on suivait ses épisodes, Twin Peaks a recréé la nuit, la vraie nuit et pas une nuit-décor, une nuit avec sa durée qui persiste et son obscurité profonde, en ramenant chaque écran de téléviseur à ce qu’il est : une petite fenêtre de lumière un peu trop colorée brillant dans un océan de nuit.
Il semble bien qu’on doive cela à Lynch : ce qu’il y a dans son imaginaire d’archaïque, de sens du vide, semble avoir imprégné, comme par contagion, les épisodes auxquels il a le moins participé. Ou plutôt, comme s’il avait révélé en chacun – acteur ou réalisateur – son propre noyau archaïque, lui permettant d’alimenter ce mythe collectif qu’est devenu Twin Peaks.
L’ensemble Twin Peaks dépasse donc ses auteurs y compris Lynch, et, par un effet de superposition de couches et d’intentions, acquiert la force étonnante du poème épique ou du livre religieux, qui comme on sait est une compilation composite. Twin Peaks est à la fois délire personnel et folie collective – mythe, nid pour bercer nos souffrances, et où chacun apporte sa brindille.
La seule partie de Twin Peaks qui imite clairement le film noir est en fait la moins bonne : c’est l’histoire d’amour de James Hurley, dans la seconde série, avec un pâle personnage de femme fatale échappée des années cinquante.
Bien sûr, le prénom de Laura n’a pas été choisi au hasard, mais là encore, la ressemblance de situation ne doit pas faire oublier les différences. Ainsi Laura Hunt, celle qui avait les traits de Gene Tierney, faisait l’objet de deux tentatives de meurtre par Waldo, mais échappait à toutes deux, la première au prix de la mort d’une autre ; la seconde, par celle du meurtrier. Laura Palmer, elle, a moins de chance : elle est tuée… deux fois, en personne, puis à travers sa cousine Madeleine Ferguson.
Laura Hunt est au départ un portrait, comme Laura Palmer, mais dans Twin Peaks c’est une photo gentille, et non une toile mythifiée. Mais l’important (on le verra mieux dans Fire Walk With Me), c’est que justement, Laura Palmer n’est pas une créature sophistiquée, mais une jeune collégienne d’une petite bourgade et qui ne va pas bien.
Mais en combinant les situations du film noir et celles du feuilleton sentimental et en leur ajoutant une dimension fantastique, Frost et Lynch (et les principaux co-scénaristes Harley Peyton et Robert Engels) ont recréé rien moins que le drame romantique. Cela, rien que par l’addition de tons et de dimensions que l’on avait pris l’habitude de traiter dans des cadres séparés.
Jusqu’à il y a peu de temps, en effet, l’irrationnel avait ses genres cinématographiques, dans lesquels on n’avait pas le temps d’aimer ni de pleurer – il fallait assurer et tenir ferme contre le mal, le visage dur et déterminé (il n’y a pas de love affair dans L’Exorciste ou Alien). Les maîtres contemporains du fantastique comme John Carpenter sont plutôt des secs, qui admirent Hawks, fuient la sentimentalité, et traitent le genre comme incompatible avec les larmes et les serments. De l’autre côté, le néo-mélodrame (Tendres Passions, de James Brooks, Les Enfants du silence, de Randa Haines) était devenu contemporain et bourgeois : on n’avait pas d’espace pour y faire tenir autre chose que des sentiments. En faisant se rejoindre un fantastique cosmique et une ardeur émotionnelle, Twin Peaks a fait se rejoindre un temps et un espace longtemps privés l’un de l’autre.
Le romantisme en effet, autrefois, c’était tout à la fois : l’irrationnel plus les sentiments ; les fées et les démons, plus les baisers.
Par son côté carnaval de genres (où ne manque même pas une touche érotique mais de bon ton, d’un érotisme pour jeunes filles sages), Twin Peaks combine des forces qui, au contact les unes des autres, se multiplient vertigineusement (soyons justes : la première retrouvaille récente de ces forces, mais sur un mode plus aseptisé, ce furent les mélodrames de fantômes comme Ghost de Jerry Zucker, et Always de Steven Spielberg.
Mais Twin Peaks est aussi Twin Peaks parce que dans l’entreprise, quelqu’un croyait à l’aspect le plus sentimental et le plus larmoyant de l’histoire, et a ainsi permis aux autres d’y croire à nouveau, leur a donné l’autorisation d’y croire : et ce quelqu’un, il nous semble bien que c’est David Lynch.
Attribuer la réussite de cette série à un cynisme calculateur est donc sot. Car si elle n’avait pas eu ce succès, on aurait souligné au contraire son audace et ses erreurs.
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