Le corps nu de Laura Palmer, jeune lycéenne assassinée, est retrouvé, emballé dans un plastique transparent, à Twin Peaks, petite ville anodine de l’état du Washington. Dale Cooper (Kyle MacLachlan), agent du FBI, est envoyé sur place pour enquêter. A partir de là, tout est possible. Et tout arrive…
(Mystère à) Twin Peaks, soap opera un brin pervers qui se double d’une intrigue policière, est tout le contraire du film d’action ; les déplacements les plus notables qui s’y déroulent sont d’ordre psychiques .Car le psychisme et ses aberrations sont le sujet même de Twin Peaks. Les jeux mentaux à l’oeuvre dans ce feuilleton mènent, au bout du compte, à la poésie et à l’abstraction qui le rendent si attachant. Une poésie noire, édifiée sur la dégradation morale et la perversion.
Avec les films Blue Velvet et Wild at Heart (Sailor et Lula) le feuilleton Twin Peaks forme une sorte de trilogie de la paranoïa. David Lynch, âme de ce projet collectif, part du principe que l’Amérique moyenne recèle un enfer de turpitudes. A l’instar de son alter ego, l’inspecteur Dale Cooper, Anglo-Saxon flegmatique jusqu’à la caricature, Lynch affecte un idéal de pureté et d’ordre. Pervers, il utilise une façade morale et incorruptible (l’agent du FBI) pour nous laisser entrevoir à l’arrière-plan les pires abîmes du mal. Mais c’est chose courante… Là où Lynch dépasse pour la première fois, avec Twin Peaks, cette combinatoire explicite, c’est en illustrant de manière fascinante cette assertion : le mal n’est pas une entité dissociable du reste,il est en nous. L’Autre est en nous (ou , « Je est un autre »). Notre imaginaire se repaît de ce mal, inhérent à toute fiction. Il le reconnaît comme un poison familier.
Dans Twin Peaks, le mal est personnifié par un personnage chimérique, Bob, que voient ou croient voir plusieurs protagonistes de l’histoire. Bob, sorte de Hell’s Angel aux cheveux longs, apparaît à divers personnages et va même prendre possession de l’un d’eux, Leyland Palmer, père et assassin de Laura (et de sa cousine). La similitude avec le Docteur Mabuse est frappante … A une différence près : Bob n’a jamais existé. C’est la meilleure idée de Twin Peaks : le véritable assassin n’existe pas concrètement, puisqu’il est en quelque sorte une émanation de l’inconscient collectif, une personnification de l’instinct de destruction présent dans toute entité vivante… Le principe d’auto-destruction du vivant… En cela, Twin Peaks devient nettement plus inquiétant que Blue Velvet ou Wild at Heart.
Dans la routine feuilletonnesque, l’épisode (réalisé par Lynch) de l’assassinat de Mady, la cousine de Laura Palmer par Leyland Palmer, transformé en Bob par intermittences agit comme un électrochoc (libératoire) sur le spectateur. Aux antipodes de l’angélique Cooper, il y a ce fantasme de brutalité, Bob, le loup-garou moderne.
La force de ce feuilleton est son irrationalité affichée comme un style, en un mot sa fantaisie, au sens fort. Bien que respectant une construction télévisuelle conventionnelle (voir les nombreux subplots ou intrigues parallèles) et les classiques débordements psychologiques du soap opera, Twin Peaks est loufoque et délirant. Les détails de la tapisserie sont plus importants que la tapisserie elle-même (tout le monde se contrefout de qui a tué Laura Palmer). La singularité de Twin Peaks réside dans son hypnotique écheveau d’abstirdités. Une folie drôle et grinçante parcourt les épisodes et lave l’esprit du télespectateur accablé par la lourdeur des fictions pseudo-réalistes.
L’intérêt des auteurs (Lynch et Mark Frost) est hors-morale. Leur vision de l’être humain relève presque de l’abstraction lyrique, tant la caractérisation des personnages semble parfois théorique (tous mènent une double vie amoureuse, certains une triple). Entre les doigts de Lynch, les êtres humains deviennent une pâte informe, modelable à l’infini. Son audace est de négliger les canons (de pure convention) de la narration vraisemblable et d’illustrer textuellement ses fantasmes. Outre le fait qu’il est un excellent manipulateur des pulsions du public, Lynch est un illustrateur visionnaire (des siennes). Les visions, rêves, messages sybillins, qui abondent dans Twin Peaks sont le soutènement artistique de cette histoire, irrationnelle avant toute chose. Les digressions surnaturelles constituent sa poésie … Comment bouder son plaisir devant l' »écriture automatique » de Lynch, qui est peut-être un des cinéastes les plus proches de l’innocence cruelle et de l’iconolâtrie baroque des contes de fée ?
Contrairement à un préjugé répandu, Lynch n’est pas un pur dandy recherchant la bizarrerie pour choquer le bourgeois. Non, il ne traite que de la réalité. Il la triture, la torture, la tord, et en fausse légèrement le sens pour lui faire retrouver une force d’évocation disparue. Du coup, paradoxe suprême, certaines scènes ou situations en acquièrent une troublante impression de vérité…
L’enquête de Dale Cooper n’en est pas une et c’est une des choses les plus réjouissantes de Twin Peaks : la subversion absolue du genre policier. On a le sentiment que Lynch et Frost ont transformé des faiblesses en atout majeur. Ne sachant pas comment faire évoluer une enquête de façon originale, ils mettent en scène leur impuissance en faisant intervenir des solutions totalement surnaturelles. C’est à la fois choquant et génial : Cooper ne déduit pas, il est inspiré, « visité » comme Jeanne d’Arc. Outre le fait que l’ensemble des phrases cryptées qu’on distille çà et là (« les hiboux ne sont pas ce que l’on croit ») forment un poème rudimentaire passé en contrebande dans le feuilleton. Ce pied de nez à la logique policière anglo-saxonne, (cf. Sherlock Holmes), est véritablement exotique. D’ou un ludisme permanent du feuilleton, ainsi qu’une complexification progressive d’une intrigue toute en arabesques.
D’autre part, cette histoire devient poétique par le fait que celui qui interprète ses oracles est, sous son apparence d’inspecteur calamistré, un mage inspiré par le Ciel, donc, en fin de compte, un véritable artiste, absent au monde réel. Si Cooper est obligé de communiquer avec le Ciel, c’est que ses semblables ne lui « disent » rien, voire le dégoûtent. Son confident est un dictaphone appelé Diane (une hypothétique secrétaire) ; son supérieur du FBI est sourd comme un pot (apparition hilarante de David Lynch) , et la Pythie locale parle avec une bûche… L’autisme les guette, à Twin Peaks.
Comme Hitchcock, Lynch tire son pouvoir de manipulation du public, de l’exploitation de sa vision puritaniste de la sexualité (puritanisme de feuilleton télé aussi, qui prête des vices horribles à ses héros, sans avoir l’air d’y toucher) et bien sûr, corollaire, de sa fascination pour les déviances : délires sado-masos qu’on nous fait miroiter dans Twin Peaks comme le domaine interdit de la transgression absolue. La manipulation est également liée au suspense, qui passe par une attente insoutenable comme par la multiplication des obstacles et des fausses solutions. Lynch, plus encore que Hitchcock, sait faire durer le plaisir jusqu’à l’agacement) en accumulant les faux indices. Mais contrairement à Hitchcock, le suspense de Lynch s’appuie rarement sur l’annonce d’un danger inexorable, mais plutôt sur un redoublement de l’épaisseur du mystère, soutenu par une musique trompeuse, éthérée et jazzv, lancinante, aux moments les moins attendus. Lynch nous noie dans l’erreur et le doute, à notre grande satisfaction. Comme ses personnages, il sait exploiter le masochisme dans l’inconscient du public.
Soulignons que le suspense est partiellement désamorcé dans la version française de Twin Peaks par le découpage hasardeux de La Cinq (diffuseur du feuilleton) qui a porté, pour de mauvaises raisons commerciales, la durée des épisodes de 48 minutes à environ 90 minutes. Les épisodes étant dus à des réalisateurs différents (Lynch, Frots, Caleb Deschanel, Tim Hunter, etc.), il y a maintenant des portions d’épisodes différents artificiellement collées ensemble. Cela dit, les quelques épisodes majoritairement réalisés par Lynch sont de loin les plus imaginatifs, et révolutionnaires, en matière de télévision américaine.
Cahiers du Cinéma numéro 446, juillet-août 1991.
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