Un flic sanglote en prenant des photos du corps. Une fille nue, emballée dans une bâche de plastique. Gros plan sur le visage exsangue, paupières closes et lèvres blanchies. A couper le souffle. Cette intéressante morte, dès son apparition, en avril 1990, plongeait trente-cinq millions d’Américains dans les affres : « Qui a tué Laura Palmer ? » L’affaire eut des répercussions à travers toute la planète. On vit même, à Tokyo, des milliers de Japonais en larmes assister aux funérailles d’une Laura de plâtre. Le phénomène est de retour sur Canal Jimmy, qui rediffuse l’intégralité des dix-sept épisodes.
Reprenons: on est à Twin Peaks, une ville du nord-ouest des Etats-Unis, à dix kilomètres de la frontière canadienne. Genre rondins et chemises à carreaux. Comme un malheur n’arrive jamais seul, une fille constellée de brûlures de cigarettes, la robe en lambeaux, est retrouvée, errant sur un pont de fer. Le FBI débarque. Résultat : le super banco cathodique le plus déjanté de cette fin de siècle. C’est le culte : on n’avait pas vu ça depuis Le Prisonnier et, à côté, Dallas faisait figure de marshmallow.
Normal. David Lynch se nourrit de sandwiches au thon et s’envoie vingt cafés par jour. Un régime qui mène à Cannes: il remporte la Palme d’or en 1990 pour Sailor et Lula. Jusque-là, il avait la réputation de cultiver les monstres (Elephant Man) et les patelins à bûcherons (Blue Velvet). Signe particulier : n’aime pas faire court. Le feuilleton l’attend au tournant.
« Les films, dit Lynch, c’est comme le sexe, ça prend du temps. » Laura, l’ange pervers, est née d’un ratage – un projet sur les derniers mois de Marilyn Monroe auquel Lynch travaillait avec Mark Frost, l’un des scénaristes de Hill Street Blues. La lignée des Misfits y gagne une héroïne. Penché sur son cadavre, l’agent fédéral Dale Cooper enfonce une pince sous un ongle. Elle disparaît presque. Atroce.
Ce flic lunaire – superbement interprété par l’acteur fétiche et l’alter ego de Lynch, Kyle MacLachlan – a des méthodes atypiques. Plus proches de l’intuition transcendantale que des pratiques ordinaires de ses pareils. II enquête à coup de rêves et de visions. Se réclame du dalaï-lama. Dort avec son gilet pare-balles. Se gave de tartes aux cerises et de doughnuts. Il se fiche bien de l’assassin de Laura. Lynch aussi. Son dandy aux allures de clergyman passe du coq à l’âne. Ça déconcerte. En plus, il est accroché à son dictaphone : « Diane, il est minuit trente. Le shérif m’a trouvé un hôtel bien à un prix modique. » Ou encore: « Diane, nous sommes sur les lieux du crime… » Qui c’est, Diane ?
Sous une lumière sale, deux wagons délabrés, échoués en pleine forêt. Les murs et le sol coagulent sous l’hémoglobine. Dans le halo d’une lampe torche surgit un papier froissé. Et ces mots, écrits en lettres de sang: « Le feu marche avec moi. »
Cette formule à frémir est le sésame d’une intrigue labyrinthique. Lynch pose au grand pudique. Ça le « gêne de parler du sens. Pourquoi un film voudrait dire quelque chose alors que la vie ne rime à rien ? » Suffit de regarder. A Twin Peaks, le psychiatre se promène avec des bouchons dans les oreilles.
Dale Cooper demande qui est cette femme qui tient une bûche dans ses bras. « On l’appelle la femme à la bûche », dit le shérif. Evident, non ? On se perd dans les croisements de couples. Il y a un camionneur cinglé qui vend de la dope et cogne sa femme, laquelle couche avec le copain de Laura. Les rendez-vous planqués dansent le tango des nuits sans lune. Le garagiste a une liaison, et son épouse au bandeau de pirate devient folle entre ses tringles à rideaux. Convoitises, frustrations, et que se passe-t-il au One-Eyed Jacks, un casino situé de l’autre côté de la frontière ?
Ce monde baigne dans un rougeoiement incandescent. Il commence par les escarpins rouges de cette petite allumeuse d’Audrey, la plus chavirante de la volière locale. C’est bien la touche Lynch, cette façon de casser la croûte des apparences, d’éclairer de pourpre les intérieurs, de détailler les chambres de jeunes filles et la courbe profilée des bars du rêve américain. Une si tranquille petite ville, sans Blacks et sans Hispanos. De braves gens. On en voit deux dévorer des tartines de camembert avec des gloussements de plaisir. C’est quoi, l’odeur ? « The smell of female ! »
Le hibou surgit entre deux séquences, comme le signe du diable. Lynch truffe les épisodes d’apparitions subliminales. Quand un vent sombre agite les frondaisons, les maléfices entrent en scène. Lesquels ? On n’en sait rien et il y a de quoi se ronger les ongles jusqu’au sang. Là-dessus la musique d’Angelo Badalamenti vous écartèle les neurones – lente, hypnotique, lancinante. Ce soap opera à la strychnine ne devrait jamais s’arrêter. Parce que c’est un jeu interactif, où l’on fait ce que l’on veut de l’histoire. Au Japon, les pâtissiers en ont tiré profit : après le passage du feuilleton, la consommation de tartes aux cerises a décuplé.
Lynch est un toqué des fifties. L’Amérique de Twin Peaks, avec ses lycéennes pinup et ses ados au regard de loup, se pare d’un romantisme crépusculaire – plus sexy que la santé californienne. Lynch lui-même n’avait aucune envie d’en finir. Après le feuilleton, ses tee-shirts, le Journal de Laura, écrit par sa fille, les mémos de Cooper à Diane, le marketing et le reste, il fit Twin Peaks, le film. Pour élucider ce qui se passait avant la mort de Laura. II y jouait le rôle d’un chef du FBI sourd. Plus obsessionnel encore que Dale Cooper. Aux dernières nouvelles, Lynch collectionne encore les chewing-gums mâchés – « C’est une matière rose très intéressante » – ou les mouches mortes.
Télécable satellite hebdo, 11 juin 1994
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