Qui a tué Laura Palmer est une question qui va hanter la Croisette.
Lynch est un extraterrestre. Il s’habille comme un écolier, cause comme un adolescent des années soixante, peint des toiles « volontairement mauvaises », collectionne les mouches mortes et les photos d’organes. Son oeuvre – « Elephant Man », « Blue velvet », « Sailor et Lula » – hésite entre le délire d’obscurité (« Eraserhead ») et le grotesque lumineux. Dans « Twin Peaks » (le film),il y a des deux: une conspiration satanique et une enquête policière. David Lynch, quarante-six ans, a une vision grinçante et terrifiante de l’Amérique. Ses obsessions confinent, parfois, à l’hermétisme. Suite logique du feuilleton télé, « Twin Peaks » raconte la semaine qui précède la mort de Laura Palmer.
Première : Qu’est-ce qui vous a poussé à faire un film de « Twin Peaks »?
D. L. : C’est Laura Palmer elle-même, vous voyez ?
Première : Non,je ne vois pas.
DL. : J’avais envie de la retrouver, de parler de sa vie. Dans le feuilleton télé, on parlait d’événements autour d’elle, ou survenus après sa mort. Le feuilleton, après tout, débutait avec sa mort.
Première : Quel effet ça fait de retrouver tous ces personnages?
D.L. : J’ai adoré.
Première : Vous n’êtes pas fatigué de « Twin Peaks »? Ça fait deux ou trois ans que vous vivez avec eux…
D. L. : Trois ans, oui. Je les aime encore.
Première : En ce qui concerne l’esthétique du film, est-elle très différente du feuilleton ?
D. L. : Non. Ce sont les mêmes règles. On a tourné au même endroit, dans le Nord, où le même vent souffle, il y a une ambiance là-bas… De toute façon, la série a été tournée sur film et non sur vidéo. Quand nous avons tourné le pilote de l’émission, nous l’avons présenté aux producteurs, et ça a marché tout de suite. Les gens «mordaient» immédiatement. Il y avait quelque chose qui accrochait les spectateurs. Je pense que c’est Laura Palmer, son assassinat. Qui était-elle, que s’était-il passé ? Le mystère, en fait, dépasse la série télé, et même le film. Il y a des indices, dans le film, qui ne sont pas explorés. J’aime beaucoup cette idée: rien n’est clos. Il y a encore des choses qui peuvent survenir.
Première : Vous êtes peintre. John Huston avait acheté certaines de vos toiles.
D. L. : J’avais déjà réalisé des films. Il a acheté des toiles dans une galerie d’art à Puerto Vallarta, moi, je travaillais sur « Dune » à Mexico, et je peignais en même temps. On m’a contacté, et on m’a demandé de faire deux expositions, l’une à Mexico, l’autre à Puerto Vallarta. Huston vivait là-bas. Et Freddie Francis, qui était le directeur photo de « Dune », avait travaillé sur « MobyDick »,il connaissait Huston. On s’est ainsi rencontré. Il aimait mes toiles. Il était très amical. Pour moi, c’était une idole, mais le ton de la rencontre était très décontracté.
Première : Vous admirez ses films ?
D. L. : Oui, mais ce n’est pas tout à fait ce dont je m’inspire. « Le malin »,j’ai adoré.
Première : La peinture est l’une de vos sources d’inspiration.
D. L : Mmmm…
Première : L’un de vos peintres favoris, c’est Bushnell Keeler.
D. L. : C’était le père d’un de mes copains. Il ne m’a pas influencé, mais a transformé ma vie. Je vivais à Boise, Idaho, j’y ai vécu jusqu’à l’âge de quatorze ans. Là, il n’y a pas d’artistes. Il y a des peintres, mais en bâtiment. Je ne critique pas ça, mais c’est autre chose. J’adore cette ville, comprenez. Mais pour moi, les peintres, c’était des gens du passé. Il n’y en avait pas dans le monde moderne. Puis j’ai rencontré Toby Keeler, dont le père était peintre ! Tout a changé. J’ai réalisé qu’on pouvait être artiste. Toby m’a emmené voir le studio de son père à Georgetown, on y est allé le lendemain de cette conversation. Deux ans plus tard, j’ai repris le studio, quand Bushnell a déménagé en Virginie.
Première : Est-ce lui qui vous a fait découvrir qu’il y avait autre chose que «la surface des choses», comme vous dites souvent ?
D. L. : Non. Ça, c’est la vie de tous les jours. Tout le monde sait ça. La vie, pour moi, c’est des couches de réalité. Il y a beaucoup de choses qui se produisent sous la surface, à des niveaux différents. Il y a des particules subatomiques que nous ne voyons pas, mais qui sont là. Il y a des forces obscures qui agissent sur nous. Nous pouvons choisir de les ignorer, mais elles sont là. Elles sont parfois en nous. Nous en sommes les victimes.
Première : Comment cela se traduit-il dans votre vie?
D. L. : Il suffit de descendre la rue. On est assailli d’étranges idées, d’étranges désirs…
Première : Et les autres formes d’art? Sculpture, musique, littérature ?
D. L. : Un peu de sculpture, oui. Quant à la littérature, je n’y connais pas grand-chose. J’étais débile de ce côté-là. Je ne pouvais pas m’exprimer avec des mots, je ne lisais pas, et je m’enfonçais dans ce silence. Une chose qui me plaisait, c’était Franz Kafka.
Première : Et le cinéma?
D. L. : À Boise, Idaho, on voyait des choses banales. Mais j’aimais ça. Presley, pour sûr. Des trucs comme « La mouche », « La créature du lac noir », « The Thing »… Le cinéma se nommait The Vista Theatre. J’y allais souvent.
Première : Très franchement, on a une image de vous qui est celle d’un type très bizarre. L’êtes-vous?
D.L. : Non. Je suis très normal. Très normal. Si votre voisin était un scientifique, vous trouveriez normal qu’il étudie certaines maladies. Dans le monde de la maladie, il y a de merveilleuses abstractions et d’étranges intuitions. Au cinéma, on travaille avec plein de choses, des sources d’inspiration indescriptibles… C’est mon métier.
Première : Mais vous conservez au frais, par exemple, des chewing-gums mâchés dans un bocal.
D. L. : Oui. C’est une matière rose très intéressante. Je demande à ma fille de me les mettre de côté. Pour sculpter des choses, c’est une matière étonnante.
Première : Vous collectionnez les mouches mortes.
D. L. : J’ai fait ça pendant des années.
Première : Vous êtes bizarre.
D. L. : Non, je ne suis pas bizarre. Il y a bien des gens qui collectionnent les oiseaux. Les mouches, c’est comme les oiseaux, sauf que c’est plus petit.
Première : Aimez-vous toujours « Eraserhead »?
D. L. : C’est un film parfait. Je ne m’en lasse pas. C’est comme une toile d’Edward Hopper. Je ne me vante pas. Tout ce que j’ai fait après est imparfait. Tout est échec.
Première : Vous vivez aujourd’hui à Hollywood. Vous sentez-vous lié à l’histoire de cet endroit?
D. L. : Oui. J’aurais adoré travailler dans le studio-system. Être entouré de producteurs, de gens qui vous disent: « Voici votre script. Lisez-le ce week-end. Lundi,vous tournez. »
Première : Dernière question. Chris Isaak, qui joue un agent du FBI dans « Twin Peaks », disparait. On n’apprend jamais ce qui lui est arrivé.J’aimerais bien savoir…
D. L. : Vous n’espérez tout de même pas que je vais vous le dire. On verra plus tard…
Première, Juin 1992.
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