Portrait complice du cinéaste par son acteur fétiche.
Kyle Maclachlan a 30 ans. Il en paraît moins. Quelque chose dans le regard lui donne un air d’éternel adolescent. Mais un adolescent calme, réfléchi, méthodique. « J’ai tendance à tout intérioriser, explique-t-il, je fais de « l’expression interne ». Il sourit en voyant le micro enregistreur tendu vers lui, cela lui rappelle « Twin Peaks » et le personnage qu’il interprétait pour David Lynch.
Rares sont les acteurs qui ont établi avec des metteurs en scène des rapports aussi privilégiés que ceux de Kyle Maclachlan avec David Lynch. Durant les sept dernières années, ils ont tourné ensemble trois films et une série-télé, d’où une grande connaissance l’un de l’autre et une complicité qui n’est pas sans rappeler celles des tandems Truffaut-Léaud ou Scorsese-De Niro. Kyle MacLachlan est devenu, aux yeux du public, l’archétype du personnage lynchien. Une image parfois oppressante qui lui a donné envie de se diversifier en tournant d’autres styles de films. C’est ainsi que l’on a pu le voir dans « The Hidden », un thriller fantastique qui obtint le Grand Prix à Avoriaz en 1988. Il vient aussi de tourner « Rich in Love » de Bruce Beresford et c’est à Prague, sur le tournage du « Procès » de David Jones, d’après l’oeuvre de Kafka, que nous l’avons rencontré. En évoquant « Twin Peaks », il nous a raconté David Lynch, dont le parcours lui est si étroitement lié. Témoignage d’un observateur privilégié.
La première fois que j’ai rencontré David Lynch, c’était à l’époque de « Dune ». Je vivais alors à Seattle et une directrice de casting qui m’avait remarqué m’a demandé de venir à Los Angeles pour le rencontrer. On m’avait beaucoup parlé de lui et j’avais vu son premier film, « Eraserhead ». Comme tout le monde, sans doute, je m’attendais à rencontrer quelqu’un de très bizarre, de très excentrique. Mais ça n’a pas été le cas. David est excentrique, certes, mais ce n’est pas son principal trait de caractère. Ce qui frappe le plus, lorsqu’on le rencontre, c’est cette capacité qu’il a de vous mettre à l’aise, de rendre l’atmosphère confortable. Tous les acteurs que je connais, qui ont travaillé avec lui m’ont dit avoir ressenti la même chose. David est quelqu’un de très chaleureux, il s’intéresse beaucoup aux autres. Et le fait de créer une telle atmosphère lui permet de cerner véritablement la personne qu’il a en face de lui. Car David fait son casting de manière intuitive : il ne fait pas lire de textes aux acteurs, il ne les fait pas auditionner. Ce qui l’intéresse, c’est de saisir la personnalité d’un acteur, pas de savoir s’il peut jouer tel personnage de telle ou telle manière. Dès le départ, nous nous sommes très bien entendus. il m’a proposé le premier rôle dans « Dune », et plus tard celui de « Blue Velvet ».
À chaque fois que je m’apprête à travailler avec David, que ce soit pour un nouveau film ou même une nouvelle scène, je sais que ce sera différent de tout ce que j’ai pu imaginer, et aussi que ce sera meilleur. Avec David, on est toujours surpris et heureux de l’être. Aujourd’hui, nous avons si souvent travaillé ensemble que l’on a atteint, dans nos rapports, une très grande complicité. Sur les tournages, nous avons tendance à nous isoler, pour échanger nos points de vue, nos commentaires. Ça en devient presque gênant, parce que les gens autour de nous, les techniciens ou les autres acteurs, finissent par se sentir exclus. C’est une relation fondée sur le respect et l’encouragement mutuels, il ne pourrait d’ailleurs pas en être autrement car ni lui ni moi ne supportons de travailler à travers des relations conflictuelles. Cela étant, je sais que notre relation a quand même beaucoup évolué depuis « Dune ». À l’époque, j’étais un peu perdu sur un tournage, je dépendais complètement de ses instructions, de ses conseils. Je me sentais encore très débutant face à son univers. Maintenant, et le fait d’avoir travaillé avec d’autres réalisateurs y est pour beaucoup, je me sens nettement plus mûr, plus solide. En réalité, j’ai l’impression que le résultat de notre travail s’améliore vraiment au fil des ans.
Je crois que ce qui a vraiment fasciné les gens au début de « Twin Peaks », c’était le côté complètement délirant des personnages. Et comme les premiers épisodes ne donnaient qu’un bref aperçu de chacun des curieux habitants de cette ville, les spectateurs étaient très excités et avaient très envie de regarder les épisodes suivants pour en apprendre plus. Mais je pense qu’au bout d’un moment, ils ont aussi éprouvé le besoin de voir une véritable trame se développer plutôt que juste un jeu d’interaction entre les personnages. Et donc, ils se sont lassés. En ce sens, je pense que le film a vraiment sa raison d’être et peut apporter ce qui manquait à la série.
Chronologiquement, le film se situe avant la série. Il raconte les sept derniers jours de la vie de Laura Palmer. Ça sera beaucoup plus violent et plus érotique que la série puisqu’il montre ce que la série se contentait d’évoquer. Le film sera beaucoup plus sombre aussi. Mon personnage, l’agent Cooper, n’apparaît que dans la moitié du film, je n’ai donc pas assisté à tout le tournage. Mais d’après le scénario je sais que ce sera violent. Mais à quel point, ça, je n’en sais rien. Parce qu’avec David, votre imagination ne fait pas le poids. Il est impossible de prévoir jusqu’où il est capable d’aller. Lorsque j’ai lu le scénario de « Blue Velvet », par exemple, je savais que ce serait violent. Mais jamais je n’aurais imaginé l’impact qu’allait avoir le résultat final.
Au départ, il est vrai que je n’étais pas très chaud pour reprendre mon rôle de l’agent Cooper dans la version cinéma. J’avais un peu le sentiment de me répéter. J’ai finalement accepté : d’abord David me le demandait, ensuite j’avais pris beaucoup de plaisir à jouer ce personnage. Cooper est très discipliné, très ordonné, très concentré, et j’avoue qu’on se ressemble beaucoup de ce point de vue-là. Mais nous n’avons pas du tout le même sens de l’humour. Cooper a un humour très conventionnel, très terre à terre, alors que j’aime la dérision, dans le style Monty Python. Je ne pense pas que Cooper apprécierait beaucoup les Monty Python….
Les personnages que j’aime interpréter – et c’est pourquoi ceux que me proposent David me conviennent si bien -sont souvent des êtres qui se retrouvent obligés, à cause de ce qu’ils sont en train de vivre, de se remettre très sérieusement en question. Ce sont des personnages qui cherchent à faire de nouvelles expériences, à découvrir de nouveaux aspects de leur personnalité. Ce sont des êtres complexes, qui ne sont jamais vraiment ni blancs ni noirs. Et souvent, je ne pourrais pas vous dire comment ni pourquoi, les situations dans lesquelles ils se retrouvent ont tendance à devenir surréalistes.
Est-ce que je partage avec David la même vision du monde? Je ne sais pas. Ce que je sais en revanche, c’est que nous partageons un même intérêt, une même fascination, pour le côté obscur de la nature humaine. C’est un thème qui est omniprésent dans tous les films qu’a faits David. « Blue Velvet » est l’histoire d’un jeune homme dont la fascination pour ce côté obscur devient quelque chose d’incontrôlable, comme une boite de Pandore que l’on aurait ouverte. Dans « Twin Peaks », je pense que l’agent Cooper possède aussi cette même fascination, mais lui il est presque parvenu à la maîtriser et même à en jouer.
Étrangement, j’ai grandi dans une ville située à quelques kilomètres de l’endroit où nous avons tourné « Twin Peaks ». J’y passais tous les jours pour aller à l’école. Mais des habitants aussi bizarres que dans le film, non, je n’en ai jamais rencontré.
Studio Spécial Cannes, Mai 1992.
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