D’accord, on peut toujours ironiser sur le fait qu’une série culte ne peut donner lieu qu’à un film culte. Qu’un film aussi programmé ne peut engendrer qu’un culte rentable. Et que cette rentabilité remettra inévitablement dans la grilles des programmes télé une quarantaine d’épisodes mirifiques. Une belle interactivité. « Ce film, ils le font pour l’argent » clâme Sherilyn Fenn, la plus marilynesque des comédiennes, avaleuse gourmande de queues de cerises du feuilleton. Le pognon ? Bien sûr, dès qu’il est question de cinéma, il est inévitablement question de biftons verts. Mais les thunes de Twin Peaks – Fire walk with me ne sont pas du vert libellé Oncle Sam; ce sont des Pascals, bien de chez nous, des Pascals du bâtiment, de chez Francis Bouygues, l’entrepreneur de TF1. Cette participation française donne à David Lynch une liberté totale, le final cut et tout le tralala dont sont frustrés la plupart des cinéastes ricains.
Privilégié, David Lynch ne se livre uniquement qu’à son instinct dans Twin Peaks – Fire walk with me. Sans contrainte, sans intervention extérieure, le réalisateur de Sailor et Lula pénètre encore plus dans des territoires qu’il a découverts dans Blue Velvet et Eraserhead. D’o^un film en liberté, foisonnant, surréaliste, baroque, délicieusement drôle, drôlement inquiétant, jouant du bilboquet avec l’inconnu.
L’enquête
Qui a tué Laura Palmer ? Une bague maléfique ? Il faut à l’Agent Cooper la pleine possession de son légendaire sixième sens pour dévoiler les dessous de l’affaire. Au bord de la rivière qui transporta il y a peu le cadavre emballé de la jeune femme, l’homme du FBI devine les trois derniers jours de la défunte. Soixante douze heures placées sous le signe de l’étrange, de l’improbable. Il répond à la question « Qui est Laura Palmer ? »: une jolie blonde se droguant à la cocaïne dans les toilettes de son campus, sexuellement active , « comme des millions d’autres étudiantes » répond un autre fédéral. Cooper situe la victime dans un quotidien transfiguré par l’apparition de personnages opaques. Comme ce petit garçon portant un masque mal façonné de carton-pate avec un long nez. Comme ce nain inquiétant, aux yeux immenses, psalmodiant de bizarres incantations. Comme ce tueur hirsute, aux cheveux longs, au comportement outrageusement théâtral….
Mais ces singuliers protagonistes ne révèlent rien, ne passent jamais à table. Au contraire, ils enfoncent encore Twin Peaks dans le nébuleux. Et David Lynch se régale à créer des ambiances, des atmosphères cotonneuses, putrides, distillant un climat lourd, chargé d’imprévus et de non-dits.
Ambiance « mademoiselle âge tendre » pour décrire le petit monde de Laura Palmer avant que tout ne bascule dans le cauchemar. Le leitmotiv musical de la série, « Floating in the night », commente le bien être dans ce bahut, dans ces contre-allées , aussi verdoyantes et fleuries que celles de Blue Velvet. Un univers artificiel, trop net, que David Lynch pilonne par la douceur excessive, la mièvrerie avouée. Lorsque le réalisateur ouvre les portes du Bang-Bang Bar, il jette Laura Palmer et sa copine Donna Hayward dans l’anti-chambre d’un autre monde. Derrière un micro, plus éthérée que jamais, la chanteuse Julee Cruise interprète une rengaine lascive en rupture totale avec le décor, genre saloon. Une étape supplémentaire. En compagnie de deux machos recrutés sur place, les deux jeunes femmes se rendent ensuite dans un autre établissement prohibé, un night-club où elles se livrent à une suite de jeux amoureux. Ivre, Donna hésite à suivre Laura dans cette spirale. Convaincue par la drogue, elle refuse ensuite de s’y soustraire. Une autre étape et la découverte de la vraie Laura Palmer, attirée par les sens interdits, puis progressivement, par Donna, celle qui assistera à sa disparition tragique, dans le lit de la rivière, enrobée dans une toile de plastique transparent…
Le mystère demeure
Twin Peaks ne solutionne ni le mystère Laura Palmer, ni le mystère de cette petite bourgade peuplée de personnages saugrenus, hantés ou irrémédiablement fous à lier. David Lynch, à l’opposé, l’épaissit encore, brouille les pistes en fouillant l’intimité de la morte à travers des saynettes absurdes, cruelles, érotiques. Et marquées par l’ange du bizarre, par la force d’une mise en scène quasi expérimentale. Car David Lynch n’aura jamais été aussi proche de lui-même, soit aussi tordu, depuis son premier film, Eraserhead.
En comparaison, Blue Velvet et Sailor et Lula sont d’une clarté cristalline. Twin Peaks miroite, par contre, les reflets les plus obscurs. Jamais David Lynch n’aura approché de si près ses peintures représentant des hommes et des femmes en apesanteur dans des paysages blêmes, vides. Son Twin Peaks, c’est un parcours en lévitation, un voyage dans les pensées de Laura Palmer, dans les revers et fissures de son âme. Twin Peaks, c’est flotter dans une nuit chaude, moite, couvant un orage d’été. Twin Peaks, c’est plus un film d’impressions que de narration, une sorte de vagabondage sur des sentiers envahis par les ronces et une végétation aussi abondante que sauvage.
Ceux qui chercheront des réponses dans le film seront donc déçus. Déçus de ne pas en savoir plus sur le nain du Royaume des Esprits, ce royaume limité à une pièce confinée dans un cadre suspendu au mur de la chambre de Laura. Mais malgré sa volonté de ne rien rationaliser, de ne jamais s’abandonner à la logique, David Lynch livre pêle-mêle quelques clefs. Teresa par exemple, vaguement évoquée dans la série. Teresa Banks, une étudiante blonde comme Laura, tout aussi dévoyée, morte dans les mêmes circonstances. Et cette Teresa est la maitresse du père de Laura Palmer, Leland, un type pitoyable, inquiétant, maniaco-dépressif lorsqu’il ordonne à sa fille de se laver les mains avant un repas. C’est sur la disparition de Teresa qu’enquêtent deux agents du FBI (Chris Isaak et Kiefer Sutherland), accumulant les indices irrationnels, mais ne détectant aucun coupable dans la paisible cité de Twin Peaks.
Horreur pure
Après avoir diffusé un parfum mi-voluptueux, mi-pervers sur ses protagonistes, David Lynch installe le dernier quart d’heure de Twin Peaks dans un cauchemar intégral physiquement insupportable. Là, Laura, hurlant sans discontinuer, vit ses derniers instants avant de mourir et de passer dans la légende de sa ville natale. Brusquement, le réalisateur se délivre de la violence contenue, canalisée, par une sauvagerie digne de Massacre à la Tronçonneuse. Soudain, ce qui n’était que putride devient malsain, vomitif. David Lynch filme la bouche dégoulinante de sang de son héroïne avec toute la complaisance nécessaire pour installer une ambiance incommodante, renforcée par une lumière stroboscopique, l’éclairage d’une ampoule à l’agonie… Glauque. Et lorsqu’un ange ailé marque le départ de Laura Palmer pour un ailleurs meilleur, David Lynch se rappelle à la douceur, aux sons purificateurs de la guitare électrique de « Floating in the night ». Du cauchemar, il passe à une zone périphérique, à la réalité quotidienne de Twin Peaks, transfigurée par des riens qui modifient tout.
Chef d’oeuvre absolu, perturbant et perturbé, Twin Peaks – Fire walk with me devait être programmé hors-compétition au Festival de Cannes. Devant l’exceptionnelle qualité du film de David Lynch, le comité de sélection l’a assitôt mieux loti. Du film le plus étrange, le plus expressionniste, le plus envoûtant, le plus malade, il en a fait un candidat à la Palme d’Or.
Mad Movies n°77, Mai 1992.
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