« Le démon n’a pas besoin de s’exhiber sous des traits humains ou bestiaux afin d’attester sa présence. Il suffit, pour qu’il s’affirme, qu’il élise domicile en des âmes qu’il exulcère et incite à d’inexplicables crimes… ». (J.K. Huysmans, Là-bas)
LE DEBUT APRES LA FIN. David Lynch fait tout à l’envers. Prenons Twin Peaks. Après trente deux heures de feuilletons, il tourne un film, Twin Peaks : Fire Walk With Me, qui retrace ce qui s’est passé avant tout ça : qui, pourquoi et comment on a occis l’héroïne. Inutile de dire que malgré un climat noir et onirique, ça ne donne pas un film à suspense : imaginez un polar dont vous et tout le monde connaissez déjà la future victime et son assassin (et même ce qui le fait agir)… Mais le film donne autant d’informations qu’il fait imploser l’histoire. Après un pandémonium hallucinatoire parsemé de signes artistiques secrets, Twin Peaks est vidé de sa substance.
TWIN PEAKS. Nom d’une petite ville fictive de 51 201 habitants dans l’état de Washington, où tout commence quand Pete Martell (alias Jack Nance, « vedette » d’Eraserhead) découvre sur la rive d’un lac le corps d’une lycéenne, Laura Palmer, soigneusement emballé dans du plastique translucide. Plus tard, on apprendra qui l’a tuée – dans le feuilleton – et comment elle en est arrivée là – dans le film.
LES TROIS TWIN PEAKS. Le premier Twin Peaks s’intitulait en France « Qui a tué Laura Palmer ? ». Il sort en vidéo suite à un contrat tordu avec Warner avant même la diffusion de la série aux Etats-Unis. Suprême brouillage de pistes, d’entrée : il se compose du pilote (de deux heures) du feuilleton, plus une fin inédite, bricolée par Lynch pour l’occasion, qui révèle l’identité (de l’esprit) de l’assassin de Laura Palmer, un nommé BOB, qui n’apparaît nulle part avant dans ce film. L’assassin est bien BOB, sûr, mais qui est BOB ? Les choses, comme les hiboux, ne sont pas ce qu’elles sont ou semblent être.
Le deuxième Twin Peaks a pour titre français Mystère à Twin Peaks. C’est le feuilleton : trente deux heures de film dus à divers réalisateurs (dont huit tournées par Lynch, les meilleures). Le feuilleton se subdivise en deux intrigues principales : 1)L’enquête sur la mort de Laura Palmer, menée de main de maître par le génial Dale Cooper, véritable Incorruptible du FBI, pince-sans-rire et guindén mais aussi grand amateur de café et de donuts, mage et poète, visité par des apparitions et pratiquant des méthodes de divination « tibétaines ».
2)La partie d’échec que livre Dale Cooper à Windom Earle, ex-agent du FBI devenu fou. Earle veut la mort de son ex-collègue et de quelques habitants de Twin Peaks qui se trouvent sur son chemin. Un imbroglio qui nous mène jusque dans l’Au-Delà : Le Monde Noir, apparu auparavant dans les rêves prémonitoires de Dale Cooper.
Le troisième Twin Peaks porte comme sous-titre Fire walk with me. Dans ce film de deux heures quinze tourné pour le cinéma, Lynch nous mène sur le lieu de l’assassinat de Teresa Banks, qui préluda à celui de Laura Palmer un an après, puis à Twin Peaks, où nous voyons Laura vaquer à quelques unes des activités peu avouables qui entraineront sa mort.
QUAND LA TELE EXPLOSE. Fire walk with me commence par un geste iconoclaste : la destruction d’un écran de télé. Si l’on reste logique, comment pourra-t-on regarder la suite du film, c’est à dire les épisodes du feuilleton, puisque la télévision est symboliquement annihilée ? Mystère.
LA DECOUVERTE DE LA TELEVISION. Au moment de la conception de Twin Peaks (démarquage net et fort inventif de Blue Velvet), David Lynch sortait de deux échecs successifs , Dune, méga-fresque de science-fiction et Blue Velvet, pur succès d’estime. Devant son impossibilité de tourner son projet le plus cher (Ronnie Rocket, film très industriel) après le dépot de bilan de son producteur de l’époque, Dino de Laurentiis, Lynch écrit en vain une flopée de scénarios jusqu’à la rencontre avec un ancien scénariste de télé, Mark Frost, en compagnie duquel il invente le monde de Twin Peaks. Pour Lynch, la découverte de la télévision est une révélation : « Ce que j’ai adoré avec la télévision, c’est qu’on pouvait prendre son temps pour raconter une histoire, comme dans les soap-operas….Mais les histoires des soap-operas sont en général mondaines et superficielles, destinées aux gens oisifs qui restent chez eux pendant le journée. Les intrigues des soaps évoluent à peine. Moi j’aimais l’idée d’un feuilleton intéressant, avec une intrigue à rebondissements. Le mauvais côté de la télévision, c’est qu’elle a besoin d’une telle quantité de films ou de feuilletons chaque semaine que , pour la satisfaire, il faut malheureusement faire toutes sortes de petits compromis. »
LE MAL. La première spécificité de Twin Peaks est une conception singulière du Mal. En effet, l’existence de BOB, entité maléfique de type incube, ne dédouane personne, contrairement à des monstres comme Freddy. BOB est un mal interne. L’Enfer, ou BOB, ce n’est plus simplement les autres, mais aussi vous et moi. En l’occurence, Bob a pris possession d’un personnage particulier, mais rien n’empêche qu’il en phagocyte un autre. C’est d’ailleurs le cas à la fin du feuilleton, dans le dernier épisode apocalyptique, où Dale Cooper lui-même, théoriquement le plus pur des personnages, semble être gagné à son tour par le phénomène – on imagine une hypothétique suite où il deviendrait BOB à son tour.
VISIONS DE LA CHAMBRE ROUGE. La deuxième spécificité de Twin Peaks, c’est la grande audace de Lynch pour imposer, au delà de la fantaisie humoristique et du mélange des genres inhérent au feuilleton, son univers conceptuel et pictural à un public de prime-time, avec quelques scènes qui rappellent certains spectacles expérimentaux de Bob Wilson. Je pense notamment aux séquences de la Chambre Rouge qui apparaît d’abord dans les rêves prémonitoires de Dale Cooper, puis devient le lieu vers lequel tout converge, le versant fantastique de Twin Peaks ou Monde Noir, sorte de théatre dénudé où officie un nain dansant et où les vivants et les morts se mèlent, apparaissent ou disparaissent. Le lieu magique et désincarné où le feu (symbole du mal vivant) n’a plus droit de cité.
LE FILM CONTRE LE FEUILLETON ? Un des principaux griefs que l’on pourrait formuler à propos du film, par ailleurs fascinant par son absence d’intrigue linéaire et sa gratuité, c’est de trop éclaircir certains points. Lynch rationalise les crimes en les reliant à un problème d’inceste auparavant sous-jacent (« Il était très important pour moi que le film en parle » , dit-il) et illustre, parfois brillamment, les scènes d’orgies sous-entendues dans le feuilleton. Bref, il explicite une partie du non-dit. Ce qui ne l’empêche pas, d’un autre coté, de militer pour la part d’ombre et de flou artistique, voire d’esbroufe, qui fait le charme de son univers : « Le film est destiné aux spectateurs du feuilleton, mais j’espère que ceux qui ne l’ont pas vu, même s’ils ne comprennent pas tout, pourront avoir une vue d’ensemble, malgré quelques abstractions. J’aime cette idée qu’il puisse y avoir des choses inexpliquées dans un film. Dans les films faits par des comités, il y a trop de choses qui sont machées : il y a une seule signification, que tout le monde comprend. On rentre chez soi après avoir vu un tel film et puis on l’oublie, il ne laisse pas de traces. »
LAURA PALMER OU JENNIFER ECRIVAIN. David Lynch a une fille, Jennifer. Agée d’une vingtaine d’années, elle compte bientôt marcher sur les traces de son papa en réalisant un film sur la vie amoureuse d’une femme-tronc (Boxing Helena, dont Sherilyn Fenn, la glamour-girl de Twin Peaks, interprèterait le rôle). « Ma fille a écrit le Journal Secret de Laura Palmer. Elle nous avait demandé auparavant, à Mark et moi, ce que nous pensions que Laura avait ou n’avait pas fait, les choses qui cadraient ou ne cadraient pas avec son personnage en général. Mais le journal ne traite que de certains points. Le film se déroule quelque part entre le journal et le pilote (du feuilleton) »
En fait, le journal de Laura Palmer, qui débute lors de son douzième anniversaire, va beaucoup plus loin dans les détails sur la nature débauchée et torturée de la high-school-queen de Twin Peaks, bien qu’il comporte un grand nombre de pages blanches, figurant les pages arrachées par BOB et révélant l’identité de l’assassin…Toujours est-il que Jennifer Lynch est l’incarnation littéraire de Laura Palmer. On est donc tenté de faire le parrallèle troublant entre son père, David, et Leland, père de Laura, qui a de sérieuses accointances avec Mister BOB. Paradoxe génial : au moment même où la recherche de ce journal est un des enjeux de la fiction – tout le monde le cherche – on peut le trouver dans toutes les librairies (édité par Presse Pocket) dans la réalité.
GORDON COLE OU DAVID ACTEUR. Si Lynch a déjà fait l’acteur en interprétant le chauffeur d’Isabelle Rossellini dans un long métrage inédit en France, c’est la première fois qu’il apparaît dans une de ses propres oeuvres. Même si son rapport au public rappelle Hitchcock, Lynch ne se contente pas de l’apparition hitchcockienne mais crie comme un sourd : « Dans un épisode, Cooper devait recevoir un message de Cole, son supérieur hiérarchique à Philadelphie. Pour une raison ou une autre, c’est moi qui ai fait la voix de Cole. J’ai pris mon magnéto DAT et j’ai enregistré ma voix. Au début, je parlais avec une voix normale, mais quelque chose n’allait pa : la voix ne portait pas assez. Alors j’ai essayé en parlant plus fort, mais le voix ne se projetait pas assez hors du haut-parleur. Je me suis donc mis à parler très fort, comme certaines personnes quand elles téléphonent. Ensuite, j’ai donné la bande au réalisateur de l’épisode et il l’a utilisée. Et puis, comme Gordon Cole devait apparaître dans un autre épisode pour donner une information, j’ai joué le rôle presque comme une blague. Ensuite j’ai joué dans quelques autres épisodes… Je me suis bien amusé et, en plus, j’ai eu un assez bon aperçu de ce qu’un acteur doit supporter. Dans le film, le FBI devait avoir de la consistance : j’ai donc joué à nouveau Gordon Cole quand il envoie Chester Desmond (Chris Isaak) et Sam Stanley (Kiefer Sutherland) enquêter sur la mort de Teresa Banks, en leur indiquant qu’il s’agit d’un cas « Rose Bleue », expression de code pour les cas très particuliers… »
L’AUTEUR, LES AUTEURS…QUELS AUTEURS ? A l’origine de ce phénomène télévisuel, il y a donc David Lynch et Mark Frost, producteurs (partiellement), scénaristes et (partiellement) réalisateurs du feuilleton. Devant le succès de la première période du feuilleton (7 épisodes) aux Etats-Unis et à cause de l’ampleur de la tâche qui en résultait – tourner 22 épisodes de plus – , Lynch et Frost ont naturellement délégué une partie du travail à d’autres réalisateurs (dont certains assez connus comme James Foley ou Caleb Deschanel) ou scénaristes. Mais Lynch gardait un oeil sur l’ensemble : « Je lisais les scénarios, mais j’étais souvent occupé à d’autres choses (dont le tournage de Wild at Heart) et il m’arrivait de ne pas avoir les scénarios à temps, surtout vers la fin…Souvent, il était presque trop tard pour changer quelque chose. J’ai donc le sentiment que le feuilleton m’a échappé un peu au moment des tournages. J’étais plus présent lors de la post-production et je m’occupais beaucoup du mixage final du son et de la musique. Nous avons essayé de laisser les différents réalisateurs libres, une fois qu’ils connaissaient bien le feuilleton et qu’ils avaient eu leurs instructions. Nous voulions qu’ils puissent suivre leur film jusqu’à la fin, ce qui est inhabituel à la télévision. J’étais là pour être sûr que nous restions dans les limites que nous nous étions fixées. »
FEU MARCHE AVEC MOI. « Fire walk with me » est une des phrases énigmatiques trouvées à l’endroit de l’assassinat de Laura Palmer, un vieux wagon abandonné sur une voie de garage. Cette devise de BOB donne son titre au film qui illustre les sept derniers jours de la vie de Laura Palmer. Le principe du film diffère de l’ensemble du feuilleton par quelques détails :
- l’absence d’enjeu narratif : morte en sursis, Laura périra inévitablement à la fin du film. Son assassin est déjà connu, ainsi que la force maléfique qui le gouverne;
- une réduction notable du nombre de protagonistes, donc une absence de subplots ou actions parallèles, sur lesquelles reposait le suspense du feuilleton;
- l’apparition de nouveaux personnages, extérieurs au cercle de Twin Peaks, dans la première partie du film (située un an avant la deuxième), qui échouent dans le sordide camp de caravanes de Fat Trout, à Deer Meadow, dont le mystère reste entier et non résolu;
- un aspect général plus explicatif et explicite de l’histoire (drogue, sexe, violence), qui se double d’un brouillage fantasmatique dû aux nombreux effets sonores du dolby et à un montage-puzzle des scènes de paroxysme, accentué par une expérimentation visuelle dans certains plans (flashes, éclairages monochromes, plans médicaux intra-buccaux).
CAMPING. « J’aurais aimé faire un film à partir des scènes du camp de caravanes. Qu’est-ce qui se passe avec le personnage d’Harry Dean Stanton ? Pourquoi est-il comme ça ? Pour moi, il y a là un mystère. Mais il y a beaucoup de mystères dans cette petite ville de Deer Meadows. »
A L’ENDROIT, A L’ENVERS. Fire walk with me figure à plusieurs égards une sorte d’envers du décor. Déjà, le film a été tourné après mais se passe avant. D’autre part, comme dans les messes noires où le fin du fin est de célébrer la messe à l’envers, les scènes du Monde Noir ont été filmées à l’envers alors que les acteurs évoluaient et parlaient aussi à rebours. Résultat : des séquences remises à l’endroit d’où se dégage une curieuse impression de décalage. Dernier point : certaines pistes de la musique du film ont été systématiquement inversées.
MUSIQUE. « Je vais à fond dans l’expérimentation musicale en ce moment. Dans le film, il y a trois ou quatre musiques qui passent en même temps. J’ai moi-même fait un peu de percussion sur la bande-son. J’ai aussi enregistré une partie de la musique à Los Angeles sans Angelo Badalamenti (compositeur de la musique du film), bien que je ne sois pas musicien. Je me contentais d’indiquer aux musiciens des notes et des sentiments qu’ils devaient exprimer. Je travaillais avec l’ingénieur du son comme le fait un producteur de disque. Ca a très bien marché…Et puis nous avons fait un morceau de rap avec Angelo. Les paroles (hallucinantes) sont de moi et Angelo chante, accompagné par un très bon groupe de jazz de New York. Le rapp-jazz est notre nouveau truc. Nous allons continuer… »
APRES TWIN PEAKS, LA VIE CONTINUE. Et Lynch, grand fan de Tati, se lance dans la comédie.
1) A la télévision. On the air, série comique d’une demi-heure, diffusée à partir du mercredi 24 juin aux Etats-Unis. « C’est à dire en été, au moment où l’on diffuse les programmes auxquels on ne croit pas, ironise Lynch. Comme pour Twin Peaks, j’ai réalisé le pilote et je supervise les scénarios et la post-production des autres épisodes. Bob Engels (co-scénariste de Twin Peaks, feuilleton et film) est très impliqué dans la série ainsi que plusieurs personnes qui ont travaillé sur Twin Peaks. C’est l’idée d’une chaîne de télévision de quatrième zone, très pauvre, pathétique, la Zablotnick Broadcasting Corporation, à l’époque de la télévision live…C’est de la comédie loufoque, un peu absurde. Je crois qu’il y a huit ou neuf très bons personnages… »
2) Au cinéma. « Mark Frost et moi avont écrit le scénario de One Saliva Bubble, une comédie qui se passe dans une ville fictive, Newtonville, Kansas, censée détenir le record mondial de la chute d’éclairs. Il y a des endroits dans l’Ouest où la foudre frappe plus souvent qu’ailleurs. »
Les Inrockuptibles, Juillet 1992
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