Que ce soit dit une (dernière) fois pour toutes : Cannes est le plus grand festival du monde, la sélection des films la plus passionnante, le jury le plus prestigieux, et le palmarès le plus… comme d’habitude. Mais ce n’est pas grave : Bille August sera vite oublié, pour la deuxième fois, et il n’y aura qu’à remettre dans le bon ordre les films choisis.
Du salon des « refusés », dont nous parlerons au fur et à mesure de leur sortie, il faut mettre à part (et très au dessus) Twin Peaks, le nouveau film de David Lynch, qui, lui, a trop de génie pour mériter sa deuxième Palme d’Or. Comme on le sait, ce film est une revanche contre les responsables d’une télévision commerciale américaine qui ont interrompu la diffusion de la série du même nom, faute d’obtenir de Lynch la réponse à la question posée, 31 épisodes plus tôt, « Mais qui a tué Laura Palmer ? ». L’explosion d’un téléviseur par lequel commence le film donne le ton et nous précipite dans le fond de notre fauteuil, pour un voyage hallucinant dans une Amérique profonde réinventée sous forme de cauchemar. Si Lynch nous plonge dans un univers violent et cruel, il transforme constamment la bestialité des comportements par la chance poétique des images et des sons qui sublime ses héros.
L’apparente pathologie criminelle, l’auto-destruction suicidaire de tous servent d’alibis à des envols répétés qui nous emmènenet paradoxalement dans un monde rêvé, fait d’harmonie céleste, que seule la musique arrive parfois à suggérer. La maitrise éblouissante, jamais gratuite, nous emporte vers des espaces vierges que le septième art a rarement exploré à ce niveau, celui de Méliès, d’Abel Gance, de Cocteau, d’Orson Welles, les maîtres de l’imaginaire si souvent méprisés. Seul dans le cinéma américain, Lynch a choisi de s’installer dans son rêve, réinventant la morale par la beauté. Il ne cherche pas à violer je ne sais quel tabou puritain par l’étalage de complaisance et de violence qui servent de plate-forme au nouvel Hollywood : il dit seulement l’amour, la grâce, la divinité des images inventées, il prouve que le cinéma apparemment toujours condamné à décrire la réalité et à tendre un pauvre miroir au triste monde peut prendre son envol loin des contingences de la sociologie et du marketing.
On comprend ce que cet homme-là a du souffrir dans l’univers, si bien dépeint par Robert Altman, gouverné par la vulgarité et la mesquinerie. Quand on veut bien la regarder, c’est une route toute droite qui l’a conduit de son premier essai stupéfiant, Eraserhead, jusqu’à Twin Peaks, en passant par Elephant Man, Blue Velvet, Sailor et Lula, à la seule exception peut-être de Dune, saboté par une production trop hostile. Il est naturel aussi que cet homme-là dût s’inventer des partenaires à sa mesure, musiciens, techniciens, comédiens, tous géniaux, à la seule condition que sa vision soit comprise, soutenue, aimée par un producteur paternel et enthousiaste. Il l’a trouvé, à la stupeur générale, en la personne de Francis Bouygues qui rêvait sans le savoir à cette « grande arche » cinématographique, loin des ricanements de la Croisetteet aux antipodes des reality-shows.
Le Figaro Magazine, 27 mai 1992
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