La loi de Lynch - Page des fans de Twin Peaks
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La loi de Lynch

De « Twin Peaks », le feuilleton, à « Twin Peaks », le film (le 16 mai, à Cannes),
David Lynch autopsie les derniers jours de Laura Palmer.
Portrait d’un génie bizarre. Vraiment bizarre.

Dieu est un nain. Dans une chambre rouge, Il trône en compagnie d’un agent du FBI, et, dans une langue incompréhensible, Il donne des ordres pour obtenir sa dose de « garmonbozia » (peine et douleur). C’est à Ses (petits) pieds que se terminait « Twin Peaks », le feuilleton. C’est dans Ses (minuscules) mains que se trouve Laura Palmer, l’héroine de « Twin Peaks », le film. David Lynch, le réalisateur sulfureux de « Blue Velvet » et de « Sailor et Lula », le maniaque de l’Amérique des années 50, le collectionneur de barrières blanches et de Cadillac bicolores, revient sur les lieux du crime. « Dans le feuilleton, on essayait d’élucider ce qui se passait après la mort de Laura Palmer. Ici, je raconte les sept jours qui ont précédé son meurtre. Et croyez-moi, tout n’est pas éclairci… »

On le croit, David Lynch. Son film, présenté le 16 mai au festival de Cannes (sur les écrans le 3 juin), débute par l’envoi d’un G-Man (le rocker Chris Isaak) dans la petite ville de Twin Peaks, pour éclaircir un meurtre. Le patron du FBI, un type sourd et gueulard, est joué par David Lynch lui-même : celui-ci transmet ses ordres par l’intermédiaire d’une mime vêtue de rouge avec une rose bleue épinglée sur le décolleté. Non seulement il est dur de la feuille, mais, de plus il est cinglé. L’enquêteur trouve une bague sous une caravane et disparait. Comment ? Pourquoi ? Nous ne le saurons jamais. En revanche, son confrère Dale Cooper (Kyle MacLachlan) rencontre David Bowie, fait des prédictions sans doute piquées à Nostradamus et reste dans son bureau. Laura Palmer, elle, fait des passes dans son hameau, et son puritain de papa se tape des putes. Devinez quoi ? Des extraterrestres arrivent, en mangeant du mais. David Bowie s’éclipse. Les Nibelungen à côté c’est aussi limpide que Winnie l’Ourson.

« Bizarre, vous m’estimez bizarre ? » reprend l’intéressé, David Lynch, sirotant un ballon de vin californien à Hollywood Canteen sur Seward Street (la devise du bistrot : « Traitez-les comme des rois »). « Je suis très normal. Si votre voisin est un scientifique et qu’il ne s’intéresse qu’aux virus et aux lésions, vous n’allez pas le considérer comme étrange, non ? » Non, docteur. Sauf que Lynch porte la même casquette depuis vingt ans, la même veste noire depuis trente, la même chemise blanche boutonnée sous le menton (en Californie !) depuis sa naissance. Il a 46 ans.

Il vit dans une maison construite par Lloyd Wright Jr : l’une des rares demeures en béton de Los Angeles. Son bureau se situe à proximité d’une scierie, simplement parce que son papa est un spécialiste des arbres. David Lynch ne prend aucune décision sans consulter les nombres (comme Mme Reagan). Dans sa cuisine (dont il ne se sert jamais), il a dressé un petit théatre en carton : sur la scène, une tête piquée sur un bout de bois. La tête est modelée dans de la viande de dinde. Des fourmis y circulent et grignotent à l’heure du casse-croûte. Lynch photographie ce tango des mandibules, tous les jours.

« J’ai pris beaucoup de plaisir à retrouver les personnages de « Twin Peaks », même après trente-deux heures de feuilleton. Il reste pas mal de choses à dire… » David Lynch parle peu : c’est un peintre. Il a découvert l’art dans sa ville, Boise (Idaho), et pense que, « comme certaines toiles, la réalité est composée de strates différentes ». Le réel est donc une gaufrette. Twin Peaks suit ce principe : la part diurne et rationnelle se double d’une part nocturne, hermétique. Difficile de se repérer dans ce labyrinthe brillant, grotesque, parfaitement obsessionnel. Côté cinéma, l’éducation de David Lynch s’est faite au Vista, le petit cinoche de Boise, où il voyait Presley, « La Mouche » et « La Créature du lagon noir ». Hérédité chargée? L’une de ses tantes prétend que la femme de chambre de Charlemagne, une rouquine incendiaire, a donné naissance à la lignée des Lynch.

Il y a de l’élève studieux, chez Lynch. Une étincelle de savant fou, sans doute, aussi : son premier film était un court-métrage monté en boucle, « où une tête faisait pousser des estomacs. Je n’ai pas continué, c’était trop cher. Le film avait coûté 200 dollars ». Sur un plateau, Lynch est parfait : courtois, précis, plein d’une autorité élégante. Mel Brooks, qui a produit « Elephant Man », le décrit comme un « James Stewart venu de Mars ».

Peintre à Philadelphie, David Lynch prenait son déjeuner (à 3 heures du matin) près de la morgue. Il a distribué le « Wall Street Journal » pour 48 dollars par semaine, avant de financer « Eraserhead » avec des fonds de tiroir. Il s’est marié, a divorcé, est venu à Hollywood avec son accent du Midwest et son vocabulaire des années 50 : « C’est bath », « Une chouette tire ». Il y a rencontré Billy Wilder, pour lequel il professe une admiration sans limites. Il n’y a jamais aperçu Stanley Kubrick, qu’il vénère. Son seul échec, « Dune », l’a persuadé qu’il fallait faire long : « Si le film avait duré cinq heures, on aurait mieux compris… » Certes. D’où la possibilité d’un Twin Peaks éternel.

C’est un projet : « Une hypothèse, disons. » En attendant, ravi de la liberté que lui a laissée son nouveau producteur (Francis Bouygues), David Lynch prépare un album de ses photos (entièrement consacrées au matériel dentaire), continue à, dessiner un cartoon intitulé « Le chien le plus en colère du monde », boit des dizaines de tasses de café par jour, lit Kafka (on s’en doutait), aimerait tourner un scénario de science-fiction, « Ronnie Rocket », auquel il travaille depuis vingt ans. « Aucun de mes films n’est réussi, professe-t-il avec une modestie de prophète. La perfection n’existe pas. J’espère m’en approcher peu à peu. »

Dans Twin Peaks (le film), il y a des moments magiques, effrayants, incongrus. David Lynch réinvente dada et le pop art, panache Cherubini et le twist. Depuis une semaine, il a appris à se servir d’une carte de crédit.

François Forestier
L’Express, 30 Avril 1992.
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