Sifflé à l’issue de la projection, oublié dans le palmarès, David Lynch n’a pas renoué à Cannes avec le triomphe de Sailor et Lula, il y a deux ans. Son talent n’est pas en cause. Au contraire, il a réussi un film trop intelligent et trop audacieux pour plaire à des festivaliers béats d’admiration devant des fadaises d’un académisme désuet.
Exemple rare d’un long métrage inspiré par une série TV, Twin Peaks :Fire Walk With Me (en français « feu marche avec moi ») refuse toutes les facilités. Là où d’autres se seraient contentés d’un vague digest, voire d’une suite hypothétique, Lynch prend le risque de réaliser une « prequel ». En d’autres termes, au lieu de continuer sa saga, il revient en amont pour raconter les sept jours qui ont précédé l’assassinat de Laura Palmer.
Un cadavre comme prétexte.
« Mais on sait déjà qui l’a tuée « , ricanent les idiots. Sans doute. Mais il faudrait être bien naïf pour croire que l’unique intérêt des trente-deux heures du feuilleton était d’élucider le meurtre de cete lycéenne dévergondée. Véritable gimmick wellesien (l’équivalent de » Rosebud » dans Citizen Kane), le cadavre de Laura Palmer n’était qu’un prétexte pour mettre à jour – grâce aux intuitions géniales de Dale Cooper (Kyle MacLachlan), un agent du FBI adepte de métaphysique et de la tarte aux cerises – la progression des forces du mal dans une petite ville américaine (51 201 habitants, Laura Palmer comprise, d’après le panneau indicateur à l’entrée de Twin Peaks).
Après la série, le film permet donc de retrouver ce petit monde si sympathique de camés, d’obsédés et autres givrés, qui court à sa perte aux accents funestes de la bouleversante partition musicale imaginée par Angelo Badalamenti, le compositeur de Lynch depuis Blue Velvet. Et comme c’est sur grand écran, en Dolby stéréo, sans l’autocensure du prime time, on en prend davantage encore plein les yeux et les oreilles. De meurtres barbares en pratiques sexuelles exacerbées sous l’emprise de substances hallucinogènes, David Lynch laisse libre cours à ses fantasmes vénéneux pour brosser le portrait d’une Amérique en perdition derrière son apparente respectabilité.
David Bowie, une fulgurante apparition
Que les malheureux qui auraient loupé la diffusion de la série-culte se rassurent, ils pourront trouver eux aussi leur plaisir dans ce film qui regorge de trouvailles à chaque plan. La psychologie des personnages est en effet battue en brèche dans cet univers surréaliste où un nain parle à l’envers dans une mystérieuse chambre rouge et où l’étrange cousine du chef du FBI grimace pour donner des indices aux enquêteurs. Dans ce combat cauchemardesque entre les forces de l’invisible, toutes les apparences sont trompeuses, jusqu’à la fulgurante apparition de David Bowie sur un écran de surveillance, retour d’un voyage fabuleux dans l’espace-temps (probablement la « joke » la plus coûteuse du film).
S’ouvrant symboliquement sur l’image d’un poste de télévision qui explose, Twin Peaks (le film) reprend la vieille thématique langienne des sociétés secrètes et de la culpabilité d’une communauté pour interroger le pouvoir du mal sur la Terre. Thriller d’horreur métaphysique réveillant nos peurs les plus secrètes dans la furia de scènes spectaculaires, il distille une ambiance glauque qui nous hante longtemps après la projection. Après Sailor et Lula, conte de fées carabosses sur l’innocence en danger, Lynch dépeint la victoire de la perversion. On attend la suite avec impatience.
Cine News, Juin 1992.
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